Pourquoi l'Abstraction



Peintres, sculpteurs, nous nous exprimons à l'ordinaire par le truchement de moyens d'ordre plastique. L'absence de relais, d'écho, que nous ressentons, à tort ou à raison, dans les domaines de l'éducation, des pouvoirs culturels et des différents autres moyens de soutien et de communication nous conduit, bon gré mal gré, à nous questionner, et à utiliser les mots. A l'égal de notre démarche artistique, cette tentative inclut le doute, l'affirmation, l'orgueil, la modestie.

Comment dire le ressenti devant le papier, la toile, la pierre ou le métal ? Essayer de saisir le sens, l'actualité et la finalité d'une démarche artistique dans des mots, ouvre à une réflexion plus vaste. Cela conduit le porteur de cette démarche à exprimer son rapport à un cadre social de plus en plus large débordant les frontières et dans lequel il est nécessairement inscrit.

L'œuvre, le travail, se situent d'abord dans un temps autre : celui d'une vie, de toute une vie, de ce qui l'a précédé, de ce qui la prolongera, hors des phénomènes de mode. Dans cet autre temps, le recul et le regard des générations à venir diront l'apport de tel ou tel courant, de telle ou telle expression artistique qu'elle soit collective ou individuelle.

Telle que nous la vivons, la démarche artistique se situe à l'opposé de l'utile et du productif du domaine des sciences appliquées. Je pense que notre nécessité repose sur une autre conception de la notion d'utilité. Elle réfute les notions de progrès et de mode habituellement comprises.

Ravel ne constitue pas un progrès vis à vis de Bach, Montaigne ne progresse pas au regard de Platon ou de Sénèque, etc. Visionnaires d'un essentiel privilégié, propre à l'Homme, ils ont nourri les générations qui leur ont succédé et imprègnent le présent de notre civilisation dans ses différentes composantes.

À l'aide de matériaux traditionnels, nous essayons d'atteindre pour nous même et pour les autres une profondeur dans la recherche d'un pressenti inexprimable, recherche entamée depuis les origines de notre espèce et qui n'a cessé d'interroger les civilisations successives.

Lien entre passé et futur, ancrage dans notre spécificité, nécessaire nourriture, véritable quête universelle toujours inachevée, dans une telle démarche, le propos importe peu. L'émotion ressentie devant telles toiles de Rembrandt, de Goya, de Picasso se situe au-delà du motif, du sujet de l'anecdote ou du thème représenté.

Pourquoi l'Abstraction ?

En peinture, en sculpture, la tentative abstraite qui fait suite à l'impressionnisme et au cubisme nous apparaît toujours l'un des moyens privilégiés de voyager vers l'essentiel.

Sans dogmatisme, désencombrée de prétextes ou d'écrans, l'Abstraction nous semble, à l'identique de l'art musical ou poétique, la discipline la plus apte pour atteindre l'essentiel. Evidemment les mots "concept" et "esthétique" sont parties prenantes de notre équipée mais cet art n'a strictement rien à voir avec la notion de concept prise dans son sens actuel d'Art Conceptuel.
En fait, nous travaillons dans une recherche d'unité de la matière et de l'esprit.

Au sein d'une époque qui se cherche, soumise à de grandes mutations, à des impératifs mal maîtrisés de rapidité, d'efficacité, d'images, une action créative apparaît donc comme utile, mêlant aventure et ressourcement, se développant à l'aune d'un regard s'accordant le temps du recul nécessaire.

Authentique et libre, dans la passion et le plaisir partagés, l'Abstraction se veut, parmi d'autres, synthèse du travail de nos prédécesseurs. Libre d'aller puiser dans des traces, des signes archéologiques ou autres, se nourrissant de l'évolution d'un gestuel contrôlé, elle est contemporaine.

Avant-gardistes pour certains, réactionnaires pour d'autres, nous sommes ailleurs. Éveilleurs, peut-être ; résistants sûrement.


Duminil
Paris, octobre 1999.

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